Comment le capitalisme a-t-il transformé l’art en marchandise?

Par: Jake Silversmith et Dorian Verdier
6 août 2025
5 min
Comment le capitalisme a-t-il transformé l’art en marchandise?
5 min de lecture

The Scream d’Edvard Munch, inspiré par sa propre crise de panique et un sentiment d’abandon, condense l’anxiété et l’incertitude humaines. L’art a le pouvoir de représenter des émotions profondes et de critiquer les aspects oppressifs de la société. Pourtant, aujourd’hui, il est largement mobilisé pour emballer des produits et vendre des marchandises, jusque sur des enseignes lumineuses.

Par exemple, le logo Grey Goose ci-dessus. Une scène de montagnes enneigées et de cygnes blancs est représentée sur l'étiquette. Le décor confère à la vodka un sentiment de pureté, qui lui manque en tant que produit largement considéré comme impur. Cela représente un des nombreux cas où l’art est utilisé pour manipuler le public au profit des entreprises qui ont comme seul morale le profit.

La théorie critique de l’art

La théorie critique formule des critiques de la société en dénonçant les structures de domination et de pouvoir. Alors que l’art peut être un outil critique, Theodor Adorno et Max Horkheimer soutiennent que le capitalisme subvertit l’art en un instrument de consommation.

Ils décrivent la naissance d’une ‘industrie culturelle’ où musique, télévision et arts visuels sont standardisés comme des marchandises, produits et vendus à des fins lucratives. Cette standardisation, orientée vers la rentabilité, contribue à maintenir l’idéologie dominante.

Ainsi, des œuvres qui semblent critiquer le capitalisme peuvent, une fois formatées pour divertir et vendre, finir par glorifier ce qu’elles prétendent dénoncer. Le capitalisme exploite alors le symbolisme artistique, qui au lieu de révéler le pouvoir, en devient le relais.

Par exemple, The Wolf of Wall Street (2013) est un film qui, en apparence, critique l'envie capitaliste de courir après la richesse à tout prix, mais qui, en réalité, glorifie la vie de Jordan Belfort, un courtier en bourse qui s'est enrichi grâce à la fraude. L'industrie culturelle a pris une histoire vraie sur un homme qui a gagné une fortune en volant et l'a transformée en une intrigue divertissante avec un protagoniste charismatique. La recherche du profit qui est requise par le capitalisme exige que les producteurs choisissent de faire un thriller avec un personnage principal que le public puisse envier. Un documentaire qui enseigne à son public à quel point la cupidité est horrible ne se vendrait pas aussi bien car il serait moins divertissant et désirable de s’identifier au personnage principal en lui assignant des caractéristiques impopulaires aux yeux du grand public. C’est par le biais de la confirmation des préférences de divertissement légères d'une majorité de consommateurs que l’industrie culturelle incite l’art à soutenir l'idéologie capitaliste dominante, au lieu de la remettre en question.

L’industrie culturelle dans la vie quotidienne

Dans la rue, à la télévision, sur nos téléphones — la publicité est omniprésente. L’art se consomme sans même qu’on s’en rende compte, rendant plus difficile l’arrêt réflexif pour l’apprécier ou le critiquer.

Pour Adorno et Horkheimer, la publicité infeste la culture et renforce des idéologies individualistes. La répétition des mêmes messages, portée par quelques grandes entreprises, conditionne le public et confond culture et marchandise.

Exemple emblématique: le slogan « A Diamond is Forever » de De Beers a fait du diamant un symbole d’amour éternel et du mariage, installant une norme culturelle durable tout en stimulant la consommation.

Adorno et Horkheimer considéraient les publicités comme une manière particulièrement sournoise de fortifier les idéologies individualistes. Ils ont critiqué l’abondance de publicités, affirmant qu’elles infestaient la culture. Si tous les aspects de la culture comme la musique, du cinéma, de la télévision et de l’art sont aliénés avec les avertissements, il reste aucune frontière entre la culture et les commodités. La culture devient, donc, un véhicule pour pousser la consommation.

Ils ont également affirmé que les techniques des publicitaires constituaient une manipulation psychologique des consommateurs. Ils comparent les avertissements à la propagande. La répétition constante des mêmes publicités, provenant des quelques entreprises qui peuvent se permettre de payer le coût croissant de la publicité, conditionne les consommateurs à accepter ce qu'on leur vend. Les jingles accrocheurs incitent les citoyens à répéter les publicités dans leur tête, exécutant eux-mêmes les ordres des entreprises.

L'utilisation de bagues en diamant dans les demandes en mariage, par exemple, est devenue courante grâce à un slogan. De Beer, une entreprise de diamants, a utilisé l'expression « A Diamond is Forever ». Le slogan a fait des diamants des symboles du véritable amour et du mariage, qui est censé ne jamais finir. Le slogan a même été utilisé dans le titre d’un film de James Bond, montrant une fois de plus que les publicités et les marques se glissent dans la culture et l'art. Maintenant, les bagues en diamant sont considérées comme nécessaires pour une demande en mariage, ce qui n’était pas le cas avant. La poésie du slogan a été utilisée pour associer les diamants à l'amour dans l'esprit des consommateurs, et par conséquent, les bagues en diamant sont beaucoup plus achetées.

En plus, Adorno et Horkheimer croyaient que la surcharge cognitive imposée par les publicités omniprésentes étouffait la pensée critique, car elles faisaient appel à l’émotion plutôt qu’à la rationalité. Les consommateurs deviennent passifs, en écoutant les entreprises qui dictent ce qu'ils devraient acheter et ce qu'ils devraient penser des produits. Ils sont allés jusqu’à dire que nos pensées sont tellement compromises par les marques qu’on achète les produits, même lorsque nous savons que nous sommes manipulés.

La manipulation de l’art discret

Nous sommes entourés d’objets emballés dans des motifs ‘artistiques’. L’esthétique devient un levier persuasif: elle attire l’œil, promet une expérience, et oriente le désir d’achat sans argument rationnel explicite.

Le cas Warhol/Campbell’s est parlant: des boîtes commémoratives aux couleurs ‘warholiennes’ ont transformé une critique de la consommation de masse en outil de marketing. L’œuvre, initialement autonome et critique, est reconfigurée pour vendre davantage.

Une tendance croissante entre les entreprises c’est de commencer à emballer leurs produits dans le style artistique d'Andy Warhol. “Pop art” prend l’inspiration de son style coloré et flamboyant. L'exemple le plus connu est les canettes de soupe Campbell. En 1962, Andy Warhol a peint 32 canettes de soupe Campbell. Chaque boîte affichait une saveur différente, mais par ailleurs, elles étaient parfaitement identiques.

Warhol souhaitait que la répétition soit flagrante, à la fois parce qu'il mangeait la même soupe tous les jours comme enfant, mais aussi pour critiquer la culture de consommation de masse.

À l’occasion du 50e anniversaire de Campbell’s Soup Cans (1962) l’entreprise a commencé à vendre des canettes emballées avec des couleurs Warholien. Le soupe Campbell était donc associé avec l’art, et l’achat de cette soupe était considéré comme une célébration de l’art de Warhol. L'entreprise a repris l'œuvre de Warhol, qui était censé critiquer la consommation capitaliste, et l'a transformé en arme pour inciter encore plus de consommation.

Adorno et Horkheimer ont clairement indiqué que l'art lié à une fonction économique est privé de son autonomie. Utiliser les œuvres de Warhol pour emballer des produits dégrade le message critique de l'artiste et opprime encore davantage les citoyens en les enfermant un peu plus dans une position de consommateur passif et aliéné par ce qui était censé être l'aura d'une œuvre d'art. L'industrie culturelle invite malgré elle les entreprises à se réapproprier les symboles des artistes, car le capitalisme exige la recherche du profit et que ces œuvres leurs garantissent un marketing culturellement admis.

Notre lutte utilisée contre nous

Adorno admet que l’art peut demeurer une forme d’activisme, en exposant les contradictions du système à partir de ses symboles. Après 2008, Alec Monopoly réemploie le Monopoly Man — emblème de l’enrichissement — pour revendiquer une critique du capitalisme.

Mais la réception marchande recompose le message: des œuvres très chères, collectionnées par les plus aisés, confirment la logique qu’elles semblent contester. La tension entre autonomie artistique et marché laisse peu d’espace structurel à une contestation durable.

Tout artiste sérieux doit reconnaître l'importance de son public. Si votre art se veut anticapitaliste, votre public devrait donc être composé des personnes opprimées par ce système économique, autrement dit, de la classe ouvrière. Les œuvres d'Alec, en revanche, sont souvent vendues pour des dizaines de milliers de dollars à certaines des personnes les plus riches du monde, comme les Kardashians, Snoop Dogg et diverses autres célébrités. Aucun membre de la classe opprimée du capitalisme ne peut se permettre de s'adonner à un art aussi coûteux. Par conséquent, Alec Monopoly vit dans un manoir californien et exhibe ses nombreuses chaînes et montres en or.

Le Monopoly Man a le potentiel de devenir un symbole qui expose les contradictions du capitalisme à la manière d'Adorno. Alec fait plutôt semblant de combattre le système, tout en profitant de la façon dont il manipule son public pour lui faire croire qu'il est de son côté.

Tandis que Adorno affirme que l'art peut encore être une puissante forme d'activisme, Alec Monopoly illustre parfaitement les défis que l'industrie culturelle impose aux artistes. Créer une œuvre d'art pour la classe ouvrière ne serait jamais rentable, et l'industrie culturelle exige que nous recherchons le profit. En fin de compte, il existe peu d'espace structurel pour la contestation dans le monde de l'art.

Analyse complémentaire et conclusion

Les bien commerciaux et les biens cultuels peuvent être appelées « produits » par la littérature, puisqu'ils sont conçus pour être mis sur le marché et vendus. (Nyahoho 2001) C'est ici l’enjeu de considérer l'art et le commerce comme deux disciplines compatibles. En effet, l'art est lié à la liberté de créativité, à l'individualité et au chaos créatif irrationnel, tandis que l'économie consiste en efficacité, productivité et optimalisée financière rationnelle. Les auteurs croyaient en la puissance de la négativité dans l'art. Ils pensaient que l'art authentique devait exprimer la souffrance et la négativité du monde afin d'ouvrir la voie à une éventuelle transformation utopique de la société.

Figure 6 - Peinture de Alec Monopoly - 1986 (Artlife 2023)

L'œuvre ci-dessus illustre le problème de l’art capitaliste des auteurs ci-dessus, car elle reproduit des symboles existants du capitalisme et célèbre les égéries du luxe et de la pop culture. Les citoyens du monde d’Instagram par leurs « likes » comme les visiteurs des galeries par leurs achats ont participé à ériger Alec comme l’une des figures de proulx du street art. Les penseurs de l'école de Francfort partagent une préoccupation commune pour la manière dont le capitalisme affecte l'autonomie de l'art et le potentiel de l'art à servir de force critique et émancipatrice dans la société. Leur critique de l'industrie culturelle souligne le risque que l'art soit réduit à un instrument de domination sociale, hors ici, une partie du peuple se soumet lui-même à son bourreau en choisissant Alec.

Les symboles capitalistes sont devenus nos nouvelles boussoles et il est plus facile d’embrasser leurs valeurs sucrées bien emballées plutôt que de chercher à les ouvrir, les disséquer, les réfléchir. Ainsi, on comprend mondialement ce que signifie la croix catholique comme le « M » de McDonald. On a tendance à aimer des symboles qui nous rappellent notre jeunesse et notre adolescence, et c’est pour cela qu'Alec est populaire en peinture aujourd’hui et non pas au pic de popularité du Monopoly. Les enfants qui jouaient à ce jeu il y a 20 ou 30 ans peuvent aujourd’hui s'acheter des tableaux et peuvent adorer Mr Monopoly, par effet de nostalgie.

Le sujet abordé a “des prédispositions apprises à réagir systématiquement de façon favorable ou défavorable pour l’objet” (Fishbein et Ajzen 1975). C’est ce qu’on appelle l’attitude. Les attitudes sont des processus psychologiques qui s’observent par l’intermédiaire des réactions du sujet. Les attitudes se forment en fonction des facultés cognitives (croyances), émotive (état initial et association dans réseau mnémonique) et conative (intentions du sujet relatives à l’objet) (Fointiat et Barbier 2015). C’est pour cela que nos goûts dépendent grandement de notre génération avec des expériences passées communes. L'idée dans la théorie critique ou la réappropriation de la symbolique n’est pas de rejeter toute norme, mais bien de créer un sens plus personnel en se positionnant de manière critique et en composant une histoire qui lui ressemble.

Figure 7 - L’artiste Gary, vendant ses œuvres de façon itinérante depuis 15 ans partout dans Montréal. (2024)

Cette œuvre est une reprise d’une commande de Mural que l’artiste Gary avait faite pour un fan de Alec Monopoly. Il m’a partagé qu’il savait que ce symbole allait plaire et qu’il pourrait le vendre. Comme tout bon artiste professionnel, Gary est soucieux de sa légitimité à « copier » l'œuvre de Alec. Gary m’a partagé de lui-même qu’il était à l’aise de le faire, car la fondatrice du personnage issu du célèbre jeu de société voulait critiquer le système de rente des propriétaires immobiliers Américain et que son appropriation récente par Alec allait dans un sens politique contraire aux volontés de son auteur.

Apparemment, Gary, comme artiste de rue, est assez critique du monde capitaliste que représente le symbole de Monsieur Monopoly. On voit ici l’absence de couleurs pop, de marques de luxes, mais plutôt un équilibre entre le symbole du cœur et celui de l’argent, avec l’argent qui remplace la place du cœur. L'œuvre est faite sur un bout de bois recyclé et le contexte de vente de trottoirs devant le métro Place d’Arme de Montréal mène une réflexion plus critique du symbole Mr Monopoly. De mon expérience de galeriste et des conversations que j’ai eues avec Gary, Alec rencontrera davantage le succès auprès de collectionneurs fortunés et ses œuvres seront donc prises par les galeries d’arts alors que Gary vendra ses œuvres pour 10 fois moins chères dans la rue. Ce n’est pas par manque de volonté de l’artiste que cette distinction existe, Gary aimerait voir ses œuvres dans des galeries et mieux vivre de son art. Ce que Adorno dénonce, c'est que l'art, quand il est fait par un professionnel, risque de perdre cette autonomie en devenant une marchandise qui doit plaire et être vendue. Pour reprendre l’exemple de l'œuvre d’Alec Monopoly, artiste riche et populaire, la dimension sociale réside dans l’expression d’une réussite économique ostentatoire pour son riche propriétaire et non pas dans une véritable réflexion sur un sujet de société. Cet état de passivité dans lequel nous enferment nos habitudes de consommateur face à notre potentiel de producteur de culture.

Bibliographie

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  • Andy Warhol. Campbell’s Soup Cans. 1962 . MoMA. (n.d.). https://www.moma.org/collection/works/79809
  • Child, B. (2013, December 30). The wolf of wall street criticised for “glorifying psychopathic behaviour.” The Guardian. https://www.theguardian.com/film/2013/dec/30/wolf-of-wall-street-christina-mcdowell-letter-martin-scorsese
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  • The scream, 1893 by Edvard Munch. Edvard Munch. (n.d.). https://www.edvardmunch.org/the-scream.jsp
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  • Trotter, C. (n.d.). Why packaging is taking inspiration from the world of art. epda. https://www.epda-design.com/news/why-packaging-is-taking-inspiration-from-the-world-of-art
  • van Tine, S. (2024, June 4). Adorno and the Culture Industry. Shalon van Tine. https://www.shalonvantine.com/secondasfarce/2020/2/21/adorno-and-the-culture-industry